La plupart des publications sur ce sujet mettent en avant le rôle joué par les endorphines produites par le cerveau lors d’un exercice musculaire, lui-même générant un stress à l’organisme en le rendant en quelque sorte dépendant de l’effort. Il est d’ailleurs courant de voir attribuer à ces endorphines une multitude d’effets dans la pratique de la course à pied dont la fameuse « extase du sportif » ou runner’s hight, qui limite la sensation de douleur et provoque un effet anxiolytique et euphorisant.
Par ailleurs il est communément constaté que les sports d’endurance sont les plus
« endorphinogènes* » puisque ces molécules ne seraient sécrétées qu’à l’issue d’un effort de longue durée d’au minimum une demi-heure à 60% de VO2max (Bompard, 2010).
C’est précisément dans les disciplines longues (triathlon, marathon, cyclisme, Trail running) que l’on trouve le plus de sportifs en suspicion de dépendance à l’effort (Pastor (2007). Dans ces sports, les intensités de type aérobie sont fréquentes. Ces intensités étant vite accessibles, on peut dire que tout sportif est confronté à cette sécrétion endogène.
Pour définir cet état d’assuétude chez les coureurs à pied, les psychiatres américains parlent d’obligatory runners, ce qui veut dire « coureurs par obligation ». Des psychiatres de l’Université de l’Arizona ont ainsi interviewé plus de 60 marathoniens et coureurs sur piste en les comparant à leurs patients anorexiques. Ils ont pu remarquer que lorsque le coureur doit arrêter momentanément son entraîne- ment par obligation, il devient anxieux et se met à déprimer. L’exercice passe avant tout autre intérêt dans sa vie, même au risque de compromettre sa santé. Le docteur Kenneth E. Callen de l’Université de l’Oregon pense que plus de 25 % des coureurs sont ainsi névrotiquement attachés à leur sport. D’autres recherches font état de la production de cytokines qui pourrait être la cause d’une spirale négative conduisant les sportifs à pratiquer toujours et toujours plus.
En effet, l’exercice physique se traduit systématiquement par une sécrétion massive d’interleukine-6 (IL-6) qui influence fortement l’activité neuronale du cerveau et par conséquent le comportement : « Il a ainsi été montré que l’injection d’IL-6 induit une élévation de l’état de fatigue, une incapacité à se concentrer, des perturbations du sommeil, et un véritable état dépressif**. Les sportifs s’entraînant de manière compulsive se trouveraient donc dans un pseudo état maladif qui les inciterait à s’entraîner encore plus pour évacuer le stress, retrouver un certain bien-être, produire des endorphines. L’hypothèse de la production de cytokines expliquerait ce véritable cercle vicieux dans lequel sont engagés ces sportifs ».
La dépendance repose en fait sur le type de relation que le sujet entretient avec l’exercice. Il y a deux formes de relation au sport, la relation harmonieuse et la relation obsessionnelle (Velea, 2002) :
la relation harmonieuse permet à l’individu de se sentir libre et de s’adonner de son plein gré à son activité ;
la relation obsessionnelle, quant à elle, est une force de motivation qui pousse à s’adonner à sa pratique en allant parfois jusqu’à se rendre prisonnier de celle-ci. Il s’agit par exemple d’un besoin impérieux de s’entraîner avec une véritable obsession, avec l’apparition parfois d’un phénomène de sevrage à l’arrêt (irritabilité, tension). On voit même parfois l’athlète poursuivre l’activité malgré les dommages collatéraux qu’elle peut induire (blessures, problèmes professionnels et familiaux).
On peut penser que la course à pied pratiquée au quotidien de manière répétitive, sans satisfaction immédiate empêche la pensée douloureuse et peut donc agir comme un anesthésiant à travers une multitude d’effets physiques et psychiques. Ce n’est pas faux, et on pourrait même parler de résilience.
Mais au regard de ces éléments, on se rend vite compte que la question de la dépendance à la course à pied est complexe et fortement liée aux modes de vie des personnes, du travail, de la famille, du niveau de pratique. Car tout le monde ne devient pas dépendant et il est probable que d’autres phénomènes entrent en jeu, le processus n’étant pas seulement physiologique mais aussi psychologique.
Il est important d’avoir conscience qu’on veut très vite basculer dans une dépendance extrême ou plus rien n’existe autour de lui. Ce comportement semble d’ailleurs assez présent dans la pratique de l’Ultra-Trail. La répétition d’entraînements, l’accoutumance du corps au mouvement, la ritualisation et la répétition obsessionnelle des gestes peuvent prendre en effet une dimension compulsive, voire d’addiction au geste, et une demande de plus en plus pressante de faire des compétitions.
En atteignant des doses très fortes, la pratique de la course à pied peut même devenir aussi indispensable qu’une drogue dure. Le risque est de ne plus du tout s’entraîner par plaisir, mais par obligation. Si cette prise régulière vient à manquer, les plus dépendants peuvent également souffrir d’un véritable syndrome de sevrage (irritabilité, frustration, dépression).
Dans ce type de comportement, le niveau sportif n’est pas mis en jeu, mais c’est plus la recherche de performance personnelle qui va générer un contexte favorable à l’apparition d’un comportement "hyper-addictif", et qui peut parfois malheureusement soulever la question du dopage. L’addiction est donc une dimension active de la dépendance ou plus simplement une forme de dépendance qui s’additionne aux compulsions incessantes du pratiquant.
Il faut faire toutefois attention à ne pas confondre l’addiction avec la bigorexie qui elle est une anorexie inversée (ou complexe d’Adonis) qui se caractérise par un trouble de l’image du corps et se traduit par l’impression douloureuse d’être toujours trop maigre ou pas assez musclé. On retrouve souvent ce genre de comportement avec les pratiquants assidus des salles de musculations, qui s’attachent de façon compulsive à augmenter la masse musculaire à travers des exercices intensifs et quotidiens de musculation et parfois l’utilisation de produits anabolisants.
Pour finir, dans un programme d’entraînement bien conçu, on ne fuit pas la fatigue, bien au contraire, on la recherche et son couplage à une bonne récupération détermine la progression de l’athlète : « Si on recommence son exercice avant d’avoir totalement récupéré, on n’arrivera pas à rééditer nos performances. Et si on attend trop longtemps, les effets bénéfiques du premier entraînement disparaîtra et il se situera au niveau de forme précédent. Tout le problème consiste donc à trouver le moment propice au “rappel” de l’exercice, ni trop tôt, ni trop tard ». Il est donc essentiel de trouver le bon dosage dans l’entraînement, entre le plaisir et l’efficience.
* Dans une étude sur les endomorphines Christiane Mougin note l’hypothèse selon laquelle « l’exercice musculaire répété conduit à un état de dépendance ». Il est possible qu’il y ait une désensibilisation des récepteurs aux opiacés chez le sportif (« down regulation ») et que pour se sentir en forme, le sujet doive pratiquer un exercice physique de plus en plus fréquent. De nombreux syndromes observés à l’arrêt brutal d’une pratique sportive régulière (tels irritabilité, tension, dépression) sont à rapprocher d’un syndrome de sevrage et étayent l’hypothèse d’un état de dépendance vis-à-vis de l’exercice. La composition chimique des endomorphines les classe dans la famille des « opiacées », tout comme la morphine. Elles auraient pour cible les neurones dopaminergiques situés dans une zone spécifique du cerveau associée à des effets agréables et stimulants (Crettenand, 2008).
** De sérieuses études montrent que la course à pied diminue la fréquence des syndromes dépressifs et un certain nombre de situations pathologiques pouvant être liés à l’absence d’activité physique. En résumé, la confiance en soi et la capacité à réagir positivement aux épreuves de la vie sont étroitement associées à une bonne condition physique.
Références
Kenneth E. Callen, M.D., « Mental and emotionnal aspects of long-distance running », Psychosomatics (The Journal of the Academy of Psychosomatic Medecine), vol 24, n° 2, février 1983.
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