Libérer l’entraînement de la dictature du chiffre.
- Eric Lacroix
- 30 avr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 mai

« La hâte est de la paresse. » — Franz Kafka
Et si nous étions devenus les cobayes dociles d’une révolution silencieuse ? Une révolution où le temps, autrefois mesure du rythme naturel de nos vies, est devenu l’architecte caché de notre discipline, notre exigence, nos performances.
Dans un monde où notre respiration peut être comptée, où nos foulées sont enregistrées, l’entraînement sportif s’est mué en équation, la motivation en graphique, le corps en tableau de bord. je vous propose une enquête poétique et critique sur notre étrange dépendance aux chiffres, et sur ce que cela dit de notre rapport au vivant, à l’effort, et à nous-mêmes.
Quand Gérard Berry, informaticien hors-norme, nous rappelle que « le temps est une sorte d’impôt payé par les ordinateurs pour accomplir leurs tâches », une réflexion curieuse surgit en moi. Et si, à l'image de ces machines pressées, nos corps devenaient esclaves d'une logique implacable de chiffres, de chronos, de données, d'une obsession numérique qui finit par imposer ses propres règles à nos entraînements sportifs ?
Il fut un temps où courir signifiait simplement mettre un pied devant l’autre, à l’écoute du corps et du paysage. Où l'on courait pour fuir, pour rejoindre, pour se retrouver. Désormais, notre foulée est quantifiée, nos battements cardiaques surveillés, et les minutes décortiquées. Le souffle ne s’écoute plus, il s’analyse. Le temps, jadis compagnon de route, est devenu juge implacable, maître tyrannique. Mais qu'avons-nous perdu en chemin ? Et surtout : que risquons-nous à continuer ainsi ?
Légisme moderne : quand la quantification nous gouverne
J’ai découvert le légisme dans un article de Romain Graziani sur la Chine antique. Ce courant philosophique, le Fǎjiā, prônait l’efficacité maximale par des lois impersonnelles et une application rigoureuse des normes. Pas de débat, pas d’états d’âme. Le nombre et la règle primaient sur l’intuition et la singularité. Cela m’avait semblé lointain, presque exotique. Et pourtant...
Quelques années plus tard, en courant sur un sentier de montagne avec ma montre GPS dernier cri, un éclair de lucidité m'a frappé : j’étais devenu légiste sans le savoir. Chaque montée était évaluée par mon D+, chaque descente par ma vitesse, chaque sortie par le nombre de calories dépensées. Ce n’était plus moi qui courais, c’était l’algorithme qui pilotait. Et ce n’était pas sans conséquences.
Aujourd’hui, nos montres connectées, nos plans d’entraînement calibrés à la seconde, nos capteurs de variabilité de fréquence cardiaque ou nos algorithmes prédictifs de performance ont remplacé l’écoute intérieure. Le chiffre est devenu la preuve, et parfois, la seule autorité. Alain Supiot, dans La Gouvernance par les nombres, parle d’un « pilotage automatique des affaires humaines » : nous avons troqué la loi pour l’indicateur, l’intention pour la métrique, la sagesse pour l’optimisation.
Mais je le vois chaque jour chez les athlètes que j’accompagne : le corps n’est pas une machine. Ce n’est pas un tableur Excel. Il a ses lenteurs, ses jours de silence, ses mystères.
Marc-André Selosse nous rappelle que dans la nature, tout est transformation lente, invisible, souvent asymétrique. La mycorhize, cette alliance souterraine entre champignons et racines, met des mois à s'établir. Pourquoi voudrions-nous, nous, humains, aller plus vite que le vivant ?
La physiologie moderne le confirme : toute adaptation demande du temps, de la régularité, et surtout... de l’imperfection. Les progrès ne sont pas linéaires. Ils sont sinueux, parfois discrets. La VO2max ne monte pas au claquement de doigt d’un coach ou d’un algorithme. Il faut du sommeil, des jours sans, des reprises lentes. Et pourtant, nous cédons si vite à la promesse du contrôle absolu.
Je me souviens d’un athlète qui refusait d’écouter son corps parce que son plan d’entraînement disait qu'il devait "bosser au seuil". Il avait une toux sèche, mais sa montre n’en tenait pas compte. Il a couru. Il s’est blessé. "Je suivais les données", m’a-t-il dit. Comme si c’était une excuse. Comme si obéir aux chiffres l’exemptait de responsabilité. Le chiffre a cette magie-là : il dédouane. Il rassure. Il neutralise la peur de ne pas savoir. Mais à quel prix ?
Le légisme moderne n’est pas politique, il est intime. Il infiltre nos montres, nos applications, nos habitudes. Et si nous ne prenons pas garde, il peut nous voler ce que nous avons de plus précieux : notre capacité à sentir, à décider, à ralentir. À être humain, tout simplement.
Critères | Entraînement sensible | Entraînement quantifié |
---|---|---|
Temporalité | Ressentie, subjective | Planifiée, mesurée |
Motivation | Intrinsèque, corporelle | Extrinsèque, liée aux données |
Rapport au corps | Écoute, intuition | Analyse, feedback chiffré |
Adaptabilité | Élevée | Moyenne, dépend du plan |
Risques | Moins de surmenage, risque d’errance | Fatigue mentale, rigidité, perte de sens |
Entre un entraînement sensible et un entraînement quantifié, quelques différences.
Quand la vitesse tue la motivation
Prenons un exemple concret. Mathieu, qui est un ultra-trailer talentueux, se lève chaque matin avec un plan d’entraînement calculé au millimètre. Semaine après semaine, la montre lui dicte le rythme à suivre, les kilomètres à atteindre, les fréquences cardiaques à respecter. Mais bientôt, il ressent une fatigue sourde, une lassitude profonde face à cette pression constante. La motivation, censée être renforcée par la précision et la mesure, s’érode sous la tyrannie du chiffre.
Le paradoxe est là : nous cherchons la performance, mais l’excès de maîtrise du temps finit par démotiver profondément. Le stress et l’anxiété liés à la nécessité permanente de performance mesurée sont à l’opposé du "flow", cet état où le temps disparaît justement parce qu'on l'oublie.
Mathieu me confia un jour, presque à voix basse : "Je n’arrive plus à courir sans la voix de ma montre dans la tête. Même quand je suis dans Mafate, j’entends encore les chiffres me dire que je suis trop lent."
Cette remarque m’a profondément marqué. Car Mafate, cet écrin sauvage de La Réunion, devrait être l’endroit idéal pour se reconnecter au geste pur, à la nature, à soi. Mais même là, l’algorithme le poursuit, comme un coach fantôme insatiable.

@Olivier VIN
Et il n’est pas le seul. Je croise souvent des coureurs qui, en pleine sortie, s’arrêtent non pas parce qu’ils sont fatigués, mais parce que leur montre vibre : "pause automatique". Comme si la pause n’avait de valeur que si elle était reconnue par le capteur. Comme si ralentir, ou ne rien faire, devait être justifié par un logiciel.
C’est ainsi que la vitesse devient poison. Elle ronge la joie du geste gratuit, elle transforme l’élan en contrainte. Nous croyons optimiser notre pratique, mais nous épuisons notre désir. Un désir qui, comme le montrent les travaux de Mihaly Csikszentmihalyi, naît moins de la performance brute que d’un équilibre subtil entre défi et plaisir.
Courir pour le chiffre finit par tuer la course elle-même. Car une fois le GPS arrêté, que reste-t-il ? Le souffle court, un cœur secoué… mais parfois, aucune mémoire émotionnelle. Rien d’intime. Rien d’incarné. Juste des données exportées, prêtes à être comparées. Le moment, lui, s’est évaporé.

À force de mesurer nos vies, nous oublions de les habiter.
Humour et anecdotes : la rébellion contre le chrono
Je me souviens également de ce coureur amateur qui, après avoir égaré sa montre GPS avant son marathon, réalisa sa meilleure performance à ce jour. Pourquoi ? Parce que libéré du joug du chronomètre, il courut simplement à l’écoute de ses sensations, dans une joie pure et inattendue. Une anecdote souriante qui nous rappelle que parfois, pour aller vite, il faut ralentir, lâcher prise sur le temps.
Cette anecdote n’est pas isolée. Beaucoup d'athlètes témoignent de performances étonnantes lorsqu'ils s'affranchissent temporairement de la quantification stricte. Comme le disait joliment le philosophe Tristan Garcia : "l'intensité véritable surgit souvent quand l'on cesse de la chercher frénétiquement."
J’ai en tête une séance sur piste où, pour provoquer un déclic chez un athlète bloqué dans ses allures, j’ai proposé une série sans montre, sans repères, juste en courant au son d’une petite musique qu'il devait se répéter en l’occurrence. Résultat : il a tenu des allures qu’il n’osait plus espérer, le souffle libre, le regard léger. Il m’a regardé à la fin, mi-étonné, mi-ému : "Je ne savais pas que je pouvais encore courir comme ça…"
Autre souvenir savoureux : une sortie longue vers le Piton des Neiges à La Réunion, avec un groupe de trailers. Au départ, chacun scrute sa montre. Après deux heures dans les nuages, la pluie efface l’écran tactile, les capteurs s’affolent. C’est la panique. Puis, peu à peu, un silence joyeux s’installe. Les conversations reprennent. Les respirations s’accordent. Les pas se régulent seuls. Un des coureurs, hilare, s’exclame : "Eh ben, on a désappris à courir sans écran, hein !"
Le plus beau ? À l’arrivée, personne ne savait combien de kilomètres avaient été avalés sur cet aller-retour. Mais tout le monde souriait.
Ces moments sont précieux. Ils nous rappellent que l’imprévu, l’anecdote parfois absurde, ont leur place dans un monde sportif trop souvent formaté. L’auto-dérision devient également une forme de résistance poétique au culte du chiffre. Peut-être devrions-nous, de temps en temps, programmer dans nos agendas des "sorties sans données", des séances d’anarchie métrique, pour retrouver ce goût oublié du mouvement inutile – donc essentiel.
Le cerveau, entre impatience et patience
Notre cerveau, friand de récompenses immédiates, adore les chiffres qui montent, les performances visibles rapidement. Le compteur kilométrique, la courbe de la fréquence cardiaque, le segment Strava conquis : tout cela stimule le striatum ventral, ce centre de la récompense qui nous pousse à recommencer, à aller plus vite, à en faire plus. Une forme de shoot doux, parfois utile, souvent tyrannique.
Mais selon les neurosciences, incarnées notamment par Raphael Gaillard, ou encore Liane Schmidt, les apprentissages profonds et durables, les transformations physiologiques stables et les adaptations mentales solides exigent autre chose : du temps, de la répétition, du doute, de la lenteur. Rien qui clignote. Rien d’immédiat. Rien de sexy.
Il faut rappeler ici l’expérience des marshmallows – celle où des enfants sont laissés seuls face à une friandise, avec la promesse qu’ils en auront deux s’ils attendent. Cette expérience a montré que ceux capables de patienter avaient, des années plus tard, de meilleures compétences d’adaptation. Leur cortex préfrontal – le chef d’orchestre de la décision, du self-control, de la vision à long terme – était plus actif. En sport, c’est la même chose : ce n’est pas le plaisir immédiat qui structure la progression, mais la capacité à différer, à investir dans l’invisible.
Et pourtant, que c’est difficile d’être patient quand tout autour nous pousse à l’instantané. Quand notre montre bippe. Quand notre coach en ligne envoie ses alertes. Quand notre cerveau, câblé pour la gratification rapide, réclame son dû numérique. Vouloir accélérer le processus par une gestion ultra-minutée, par une injection permanente de données, c’est parfois comme essayer de faire pousser un arbre à coups de chronomètre.
La préparation mentale, alors, devient essentielle pour gérer ce paradoxe. Elle nous aide à apprivoiser notre impatience, à faire de la lenteur un allié, à redéfinir la performance comme un chemin et non comme une course contre le sablier. Elle propose un entraînement du regard, un décentrage, une hygiène de l’attention.

Et parfois redevenir un enfant...
La motivation, si elle est toujours fragile, se nourrit d’expériences sensées, pas seulement de chiffres qui explosent.
Comme dirait Pascal Chabot, il s’agit de trouver du sens, non seulement dans l’objectif atteint, mais aussi – surtout – dans le processus lent, parfois invisible, toujours vivant de la progression. J’ajouterais volontiers : apprendre à savourer le presque-rien, à fêter les jours moyens, à reconnaître dans l’ennui d’une séance quelconque le germe d’une victoire future. C’est là que se joue la maturité mentale : dans l’art de persévérer quand rien ne scintille
Conclusion : retrouver le temps humain
Alors, le temps et les nombres : alliés ou adversaires ? Peut-être sont-ils comme deux aiguilles d’une même montre – l’une qui donne la mesure, l’autre qui donne le rythme. La réponse ne se trouve pas dans l’opposition, mais dans l’équilibre. Un équilibre subtil, précieux, qui valorise à la fois l’outil numérique – pour baliser nos progrès, objectiver nos sensations – et la sagesse profonde de l’écoute corporelle, du ressenti, du silence entre deux foulées.
Nous n’avons pas à jeter nos montres dans les ravines ou à supprimer Strava de nos téléphones. Mais nous pouvons, à certains moments, choisir de courir sans. Réapprendre à trotter dans les sentiers, à l’aube, au rythme du vent dans les arbres sans autre objectif que de sentir la vie vibrer sous la peau. Apprendre à distinguer la donnée utile du diktat implicite. Se souvenir que le cœur ne bat pas à la cadence d’un algorithme.
Finalement, n’est-ce pas précisément cela, la clé de l’entraînement durable ? Être capable de ralentir, de respirer, de douter aussi… pour mieux accélérer ensuite. De retrouver le goût des chemins sans chrono. D’accepter que le progrès se cache parfois dans l’invisible, l’imprécis, le non mesuré.
Peut-être devrions-nous, en effet, ressembler un peu moins aux ordinateurs de Gérard Berry – ces machines pressées d’exécuter leurs lignes de code – et un peu plus aux sages de l’antiquité, capables d’écouter le rythme du monde, les cycles du vivant, les messages du corps.
Car après tout, le véritable enjeu de la performance, ce n’est pas de faire le meilleur temps. C’est de durer. De traverser les saisons sans se briser. D’aimer encore courir, des années plus tard. Et de pouvoir dire, avec un sourire et sans montre : aujourd’hui, j’ai bien vécu mon temps.
Bibliographie
Bergson, H. (1889). Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris : Félix Alcan.
Berry, G. (2017). L’Hyperpuissance de l’informatique. Paris : Odile Jacob.
Brigaud, F. (2016). Corriger les déséquilibres musculaires. Paris : Amphora.
Chabot, P. (2013). Global burn-out. Paris : PUF.
Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow: The Psychology of Optimal Experience. New York, NY: Harper & Row.
Gaillard, R. (2021). Un coup de hache dans la tête. Paris : Grasset.
Garcia, T. (2016). La Vie intense. Paris : Autrement.
Graeber, D. (2018). Bullshit Jobs: A Theory. New York, NY: Simon & Schuster.
Graziani, R. (2023). Les Lois et les Nombres. Raison numérique du pouvoir dans la Chine ancienne. Paris : Seuil.
Hamant, O. (2022). La Troisième voie du vivant : L’appel de la robustesse. Paris : Actes Sud.
Morin, S. (2022). La subjectivité dans l'entraînement. Bruxelles : De Boeck Supérieur.
Selosse, M.-A. (2017). Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations. Arles : Actes Sud.
Supiot, A. (2015). La gouvernance par les nombres. Paris : Fayard.