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Photo du rédacteurEric Lacroix

Le défi en courant, refuge individualiste d'une fatigue dépendante ?


Méfiez vous de l’évidence car elle change continuellement - Jean D’Ormesson


La période de confinement nous a certainement permis de réfléchir (ou pas) sur notre pratique sportive, sur nos entraînements, et surtout nous questionne sur notre dépendance éventuelle.

Au-delà d'une recherche de lien social qui nous échappe, ne vient-on pas se réfugier dans une fatigue individualiste plus profonde pour oublier un quotidien sans doute morose ?


Les défis individuels en course à pied, de toutes sortes, ont littéralement explosé sur les réseaux sociaux. Et généralement ils sont plutôt orientés par une quête et une recherche de l'extrême, toujours plus long, toujours plus vite...


Sans juger outre mesure la véracité de ces défis, on peut tout de même se poser la question de la promotion du toujours plus.


Et finalement, lorsque l'on se défie, est-on raisonnable ?


Selon Gabriel Marcel, « est raisonnable celui qui perçoit les limites de la raison ».

Encore faut-il bien percevoir les limites de ce qui est raisonnable de ce qui ne l'est pas.


Dans le terreau de nos croyances, de nos connaissances et de nos expériences vécues en courant, on se construit des représentations issues bien souvent de celles des autres.

Et bien souvent il est difficile de faire la différence entre le risque et la mise en danger de sa propre santé.


Un exemple simple, et sans juger outre mesure la véracité de ces défis, comme celui de Kilian Jornet à ce jour qui se lance sur 24h "non stop" sur piste, on peut tout de même se poser la question de la promotion des souffrances endurées qu'elles soient physiques, organiques et mentales.


Courir malgré une blessure ou des conditions météo dangereuses engendre ainsi une inhibition d'une émotion profonde et pourtant fondamentale à notre survie, celle de la peur. Cette peur est fondamentale et il est nécessaire de la laisser nous accompagner, comme pour mieux l'analyser et la comprendre.


Peux-t'on rendre ordinaire quelque chose d'extraordinaire ?


C'est une vraie question, car la banalisation des défis extraordinaires en course à pied pourrait faire passer le quotidien du coureur à pied comme un quotidien sans saveur, et donc le rendre dépendant d'une recherche de la quête du "toujours plus".


L'extrême de performance à lentement glissé vers l'extrême de masse en banalisant ainsi les distances réalisées en compétition. Ainsi on peut citer de nombreux exemples en trail de coureurs qui, inscrits à la Mascareignes, s'excusent presque de ne participer qu'à "la petite épreuve" des courses du Grand Raid lorsqu'ils exposent leur projet à leur coach ou à leurs pairs.


Imaginons un instant, que dans les années 90 , nous disions que courir 70km dans les sentiers avec 3500m de dénivelé était en quelque sorte une "petite course", ... impensable !


Bref, notre biais cognitif s'est éloigné du modèle raisonnable pour devenir un modèle d'exploit et de héros de l'ultra distance, surtout dans la pratique du trail.


C'est aussi un fait, la surenchère du long et du « toujours plus » devient omniprésente dans cette pratique du trail et elle entame petit à petit l’ensemble des pratiquants devenus hyper consommateurs d’aventures et d’émotions.



La recherche du plaisir à tout prix, tout le temps, et donc répété ...


La littérature scientifique utilise plusieurs définitions pour identifier cette hyper-consommation du sport, et qui concerne la dépendance ou l’addiction à la pratique physique. Pour simplifier, nous pouvons nommer ce terme d’addiction sans substance comme une « dépendance à l’effort ». Dans le milieu de la course à pied on entend souvent revenir le terme de « bigorexie ».


En fait, la première caractéristique de cet état de dépendance est le côté excessif du comportement sportif observé, tant du point de vue de l’entraînement que de la compétition.


Alors que les organismes de santé tentent d’ancrer dans les esprits la nécessité de pratiquer une activité physique modérée et régulière, les volumes d’entraînement et la fréquence des compétitions longues et d’intensité élevée mis en cause dans la dépendance à l’effort sont sans commune mesure avec le pratiquant dit normal.


De ce fait, il est fréquent de voir des excès d’entraînement en course à pied, comme certains coureurs de trail, qui font état de plus de 20 à 25 heures d’entraînement hebdomadaires.


Ainsi les confidences du coureur Américain Anton Krupicka dans l’excellent ouvrage d’Alexis et Frédéric Berg (Éditions Mons), Grand Trail sont éloquentes.

Il cite : « Entre 2004 et 2006 avant d’avoir participé à mon premier ultra, je m’entrainais plus de 300 kilomètres par semaine. J’étais étudiant. Je courais deux heures le matin, deux heures le soir. Quand je relis mon vieux journal d’entraînement c’est juste fou ! ... ».


Au vu de ces éléments la dépendance à l’effort constitue indubitablement une dérive de la pratique, un comportement déviant, entraînant bien souvent des blessures ou un processus irréversible de surentraînement.


Nous sortons de la normalité et il est possible que les personnes concernées se trouvent en situation de difficulté sociale, familiale, physique voire psychologique, notamment lorsqu’elles se blessent.


Des blessures qui sont parfois plus psychologiques que physiologiques. En effet la fatigue du coureur n’est pas que physique et l’effondrement n’est pas que physiologique.


À l’asthénie physiologique il faut ajouter l’asthénie psychologique, le ras-le-bol, la démotivation, voire l’écœurement, ce que les sportifs ou les chefs d’entreprise redoutent le plus et qu’ils appellent « le burn out » qui conduit à quitter prématurément la scène sportive ou professionnelle.


La répétition engendre la monotonie. Et pourtant, à l’entraînement, il s’agit de rabâcher inexorablement les mêmes gestes, les mêmes exercices de PPG ou de renforcement musculaire.


Frédéric Baillete cite : « il faut renforcer, automatiser, intégrer. L’entraînement n’est qu’un long radotage, une inexorable litanie : il faut additionner les longueurs, les sprints, les sauts, accumuler les exercices techniques jusqu’à leur robotisation. Il est donc perpétuellement nécessaire de re-motiver les athlètes, de trouver des astuces pour faire ingurgiter les overdoses d’entraînement, leur augmentation et combattre la lassitude et le dégoût ».


Ne nous sommes pas, parfois, devenus des ouvriers acharnés de l'effort à la recherche d'une aventure égocentrique ?


Les causes et dérives possibles d’une « pratique peu raisonnée doivent donc nous alerter et se traduisent le plus souvent comme :

  • L’expression d’une forte demande sociale, médiatique (de faire une grande classique car « c’est une course qu’il faut faire ») ;

  • La surenchère du long et du toujours plus, comme modèle stakhanoviste de l’entraînement (no pain, no gain) ;

  • Un investissement excessif dans la pratique au détriment de son équilibre personnel et sportif (pratique chronophage et blessures à répétition) ;

  • La difficulté à contrôler la pratique (augmentation des entraînements et des compétitions) ;

  • Une modification en profondeur du mode de vie dont les habitudes alimentaires (comportement anorexique), des loisirs, ou d’une stricte hygiène de vie sans concessions ;

  • Et parfois une conduite dopante ou dépendante concomitante.

Face à cette description, il est donc important de trouver un compromis et des alternatives dans l’entraînement - quand bien même elle demeure une passion.


L‘entraînement ne doit-il pas être avant tout une recherche de sensations et de plaisirs, et non devenir un besoin impérieux et en constante augmentation en cas d’arrêt forcé de la pratique (blessure, problèmes d’emploi du temps en famille ou au travail) ?


Le repos est aussi ce que l’on nomme également l’entraînement invisible que nous devons pouvoir intégrer au quotidien dans le désir de performance (exploitation de son potentiel personnel, adaptation à la contingence).


Nous sommes avant tout responsables de nos choix

On se met soi-même en difficulté. En effet on entend bien souvent des athlètes qui se plaignent qu’ils ne seront jamais prêts à temps pour une compétition, une épreuve. Cependant ils ont le choix de s’y inscrire, ... ou non.


Il est en effet primordial de pouvoir analyser les possibilités et surtout les contraintes d’ordre familial ou professionnel. Ce projet ne doit en effet pas être qu’un "acte égocentré" pour exister aux yeux des autres.


Quand bien même une inscription sur une grande classique nous fait rêver, est-on prêt à entreprendre certaines concessions pour parvenir à s’y préparer au mieux ?



S’interroger sur une possible réflexion sur le versant des effets de la pratique est donc intéressante.

Ces effets sont-ils bien partagés par tous et par soi-même ?


Veux-t-on réaliser cette compétition par la valeur qu’elle va véhiculer ou par les moyens pour y parvenir ?


C’est ici que le débat est central, entre une pratique consentie, réfléchie, épanouie et une pratique subie voir égoïste.


Notre cerveau évolue continuellement en fonction de nos expériences et fabrique de nouveaux neurones tout au long de sa vie (on parle de « neuroplasticité »). C’est pourquoi il peut être profondément modifié à la suite d’un entraînement spécifique.


Ainsi l’attention et la concentration dans notre pratique peuvent être aussi cultivés quotidiennement, pour peut être devenir plus libre de ses choix.


Ces qualités relèvent pour une grande part d’un savoir-faire qu’il est possible d’acquérir (voir Daniel Goleman). À condition bien sûr de vouloir en comprendre les extrêmes et en pleine conscience.


Références :

Alexander B.K., The Globalization of Addiction, Addiction Research, 2000, 8, 6, 501-526. Baillette Frédéric, « L’entraînement sportif et ses efficacité meurtrières », Revue Quasimodo,1992. Birouste J., Économie pulsionnelle des goûts des sportifs, Sport et psychologie, Revue EPS, Dossiers EPS numéro 10, 367-372. Carrier C., Modèle de l’investissement sportif de haut niveau et risque de lien addictif au mouvement, Annales de Médecine interne, avril 2000, vol. 151, A60-A64. Ehernberg A., Le culte de la performance, Calman-Levy, Paris, 1991. Glasser W., Positive addiction, Harper Collins, 1985.

Goleman Daniel, Attentif, concentré et libre, Edition Pocket, 2013.

Guerrier Gérard, Éloge de la peur, Editions Paulsen - mars 2019. Véléa D., Sport, dopage et addictions, Interventions, janvier 2002.

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