" Le succès ne dépend pas seulement du talent, mais aussi de la capacité à persévérer face aux échecs, à continuer à avancer quand les choses deviennent difficiles." - Angela Duckworth (L'Art de la Niaque, 2017).
Par Eric LACROIX le 6/09/2024
Alors que l’UTMB vient de se terminer et que le Grand Raid de La Réunion se profile à l'horizon, une question brûle dans l'esprit des passionnés d’ultra-trail : pourquoi infligeons-nous à notre corps et à notre esprit des épreuves si intenses, poussant parfois aux confins de l'humain ? Est-ce simplement une affaire de motivation, ou sommes-nous guidés par des forces plus profondes, telles que le désir et l’envie de repousser constamment nos limites ?
Prenons l'exemple du "Tor des Géants", l'une des courses d'endurance les plus redoutables au monde qui va se courir la semaine prochaine. Avec ses 330 km de distance et près de 24 000 mètres de dénivelé positif, cette épreuve qui se déroule chaque année dans la Vallée d'Aoste, en Italie, pousse les participants à leurs limites. Les coureurs doivent affronter des cols abrupts et hostiles, traversant jour et nuit des paysages alpins parfois soumis à des conditions météorologiques imprévisibles. L'épreuve, qui laisse aux participants jusqu'à 150 heures pour terminer, n'impose aucune étape forcée, forçant chaque coureur à gérer son propre rythme, ses pauses et ses ravitaillements. Dans ce défi titanesque, la fatigue physique se mêle à une lassitude mentale profonde : chaque pas devient un combat, non seulement contre la montagne, mais surtout contre ses propres limites.
François D’Haene, quadruple vainqueur de l'UTMB, a choisi de se confronter à ce défi colossal, bien qu'il ait déjà atteint des sommets dans le monde de l'ultra-endurance. Alors pourquoi, après tant de victoires et de records, chercherait-il encore à tester ses limites ?
Cette quête de dépassement, qui anime des coureurs comme lui, soulève donc la question de savoir si ce besoin d’affronter des défis toujours plus grands est une pure volonté de performance, ou bien un désir d'explorer les profondeurs de l’âme humaine, là où la motivation se transforme en passion, et l’envie en quête spirituelle.
@C.Quintard
C’est une vraie épreuve mentale. Il faut s'armer de résilience et maintenir le cap - François D'Haene
Ce n'est pas simplement la motivation classique qui guide des athlètes comme François D'Haene. En s'inscrivant au Tor des Géants, il ne cherche pas uniquement à ajouter une nouvelle victoire à son impressionnant palmarès, mais à repousser ses propres limites, explorer ce territoire intérieur où désir de dépassement et quête de l’extrême se rencontrent. Cette épreuve de 330 km et 24 000 mètres de dénivelé positif n’est pas une simple course, c’est une immersion dans l’inconnu. Comme François l'évoque souvent, il ne s'agit pas seulement de performance, mais de sortir de sa zone de confort, de se confronter à des défis qui ne se mesurent pas uniquement en kilomètres ou en heures, mais en découvertes personnelles. Après deux années marquées par des blessures et des doutes, il aborde ces épreuves avec une mentalité différente, moins focalisée sur la victoire et plus sur le processus de se redécouvrir à travers l'effort, de jouer avec les limites de son corps. Le Tor des Géants, pour lui, représente une opportunité unique de tester non seulement sa résilience physique, mais aussi sa capacité mentale à naviguer dans un territoire où chaque pas peut révéler une nouvelle vérité sur lui-même.
Voir l'article de MK Sport ⎮ L'Ultra retour, François d'Haene dans une interview intime et exclusive
Le Tor des Géants, avec sa limite de 150 heures, ne représente pas uniquement une épreuve de résistance physique. C'est une aventure mentale et spirituelle où chaque coureur, qu’il soit un élite ou un amateur, doit puiser dans ses motivations les plus profondes. L'épreuve devient un miroir dans lequel chacun se confronte à ses peurs, ses doutes, et à cette part de lui-même qui cherche à aller toujours plus loin, plus haut. Pour ceux qui termineront en moins de 70 heures, comme l’ont fait les précédents vainqueurs, la souffrance n’est pas un obstacle, mais un catalyseur de transformation. Elle permet de transcender les douleurs physiques et l’épuisement pour atteindre une vérité personnelle, une révélation sur la nature humaine et ses capacités.
Chaque athlète, en se préparant pour cette épreuve, comprend que la souffrance n'est pas une fin en soi. Elle devient un chemin vers la connaissance de soi, une manière de toucher du doigt cette vérité intérieure que seule la confrontation avec l'inconnu permet de découvrir. Le Tor des Géants, avec ses cols vertigineux, ses conditions climatiques extrêmes, et ses nuits interminables et donc ce manque irrémédiable de sommeil, force les coureurs à affronter l’imprévisible, tant dans l’environnement extérieur que dans leur propre esprit.
Loin d’être simplement une course, elle devient une quête spirituelle, une exploration des profondeurs de l’âme humaine. Que ce soit en 70 heures pour les plus rapides ou en 150 heures pour les derniers finishers, chaque moment passé sur ces sentiers alpins est un pas de plus vers la découverte de soi.
@P. Marchal
La quête intérieure, au-delà de la performance.
Ces athlètes, qu'il s'agisse de ceux engagés dans l'UTMB, le Grand Raid ou encore le Tor des Géants, ne cherchent pas uniquement à accomplir un exploit physique. Ils sont animés par une quête bien plus profonde : celle de donner un sens à leur effort, de répondre à cette question fondamentale et universelle qui transcende le sport lui-même : jusqu'où peuvent-ils repousser les limites de leur corps et de leur esprit en harmonie ?
Chaque montée, chaque kilomètre, chaque heure passée sur ces sentiers devient une exploration de soi-même, une tentative d'aller au-delà de ce qui semble possible, non seulement pour atteindre la ligne d'arrivée, mais pour découvrir ce qu’ils sont capables de supporter et d’accomplir.
Dans ces épreuves, les concepts de désir, d'envie et de motivation se croisent et se fondent dans une dynamique psychologique et émotionnelle complexe. Le désir, cette pulsion intérieure souvent inexplicable, pousse l'athlète à partir à la recherche de quelque chose de plus grand que lui-même, quelque chose qui dépasse la simple performance sportive.
L'envie, quant à elle, peut parfois être plus immédiate, nourrie par la soif de dépassement, la recherche d'accomplissements visibles, ou encore le besoin de se confronter à un défi. La motivation, elle, vient souvent du lien entre ces deux forces. Elle est ce feu intérieur qui se nourrit de l'envie de prouver quelque chose à soi-même, mais aussi du désir plus profond de découvrir ce qui reste encore inconnu au fond de son propre être.
Alors, qu'est-ce qui pousse véritablement un coureur à endurer ces heures, voire ces jours de souffrance, de fatigue extrême et d’épuisement mental dans des conditions climatiques souvent hostiles ? Ce n'est pas seulement la recherche d'une médaille ou d'une reconnaissance extérieure. C’est un besoin intrinsèque de s'éprouver, de se mesurer à l’inconnu. Dans ces moments d’effort prolongé, quelque chose de fondamental se joue : la confrontation avec soi-même. Chaque difficulté rencontrée devient une opportunité d’apprendre, de se transformer, de trouver un sens là où la société codifiée et prévisible du quotidien en offre si peu. Dans cette quête de dépassement, ces athlètes touchent à une forme de vérité sur eux-mêmes, là où désir, envie et motivation se rejoignent pour forger leur expérience ultime.
L'Alchimie du désir et de l’envie : Une force latente mais fugace
Le désir, cette force mystérieuse qui habite l’humain, est souvent vu comme la source de nos aspirations les plus profondes. Contrairement à l'envie, qui peut être fugace et réactive, le désir semble plus fondamental, ancré dans notre quête de sens et de satisfaction. Mais sommes-nous vraiment maîtres de nos désirs, ou sommes-nous conduits par eux ?
Le philosophe Gilles Deleuze évoquait le désir comme un moteur perpétuel, une force qui ne s’éteint jamais, mais qui prend différentes formes selon les moments de la vie. Dans le contexte du sport d’endurance, le désir de dépassement, de conquête de soi, est souvent ce qui pousse les coureurs à s'inscrire à des courses aussi extrêmes. Ce désir n’est pas simplement un caprice passager, mais une volonté enracinée de toucher quelque chose de plus grand, de transcender les limites du corps pour accéder à une nouvelle forme d’accomplissement.
Cependant, si le désir est profond, il n’est pas toujours suffisant pour affronter la réalité brute de la douleur et de l’épuisement. C’est là que l’envie entre en jeu. L’envie, plus immédiate, plus légère, peut être déclenchée par un objectif à court terme : l’idée de franchir une ligne d'arrivée, de recevoir un trophée ou de partager une victoire avec ses proches. Mais l’envie, aussi puissante soit-elle à court terme, risque de s’éteindre à la première difficulté. Ce n’est pas elle qui, à elle seule, permet de tenir sur la durée d’une épreuve de plusieurs dizaines d'heures.
Mais alors, que reste-t-il quand le désir vacille et que l’envie faiblit sous le poids de la souffrance ? C’est là que la motivation, à la fois moteur et guide, entre en scène.
La motivation : Pilier du dépassement de Soi
La motivation est bien plus qu'une simple impulsion à agir ; elle est le ciment qui relie le désir et l’envie dans une dynamique cohérente et durable. Elle puise sa force dans l'intrication de plusieurs facteurs psychologiques et neurologiques. Selon la théorie de l'autodétermination de Deci et Ryan, la motivation est renforcée par trois besoins fondamentaux : l’autonomie, la compétence et la connexion sociale.
Pour un coureur d’ultra-trail, ces besoins se manifestent à travers l’indépendance qu’il trouve dans l’effort, la maîtrise qu’il développe en affrontant des terrains difficiles, et le lien qu’il tisse avec ses pairs, partageant une même passion.
Mais qu’est-ce qui permet à certains de rester motivés alors que d’autres abandonnent ? La motivation est-elle innée ou peut-elle se cultiver ?
En réalité, la motivation est étroitement liée à notre système de récompense cérébral. Des études en neurosciences montrent que la dopamine, ce neurotransmetteur souvent associé au plaisir, joue un rôle clé dans la persistance de l’effort. Chaque petite victoire — atteindre un col, passer un point de ravitaillement — libère une dose de dopamine, renforçant ainsi notre volonté de continuer. C’est un cercle vertueux où chaque étape franchie nourrit la motivation pour la suivante. Mais attention : ce processus n'est pas seulement une quête de récompenses extrinsèques. Il repose aussi sur la capacité à trouver du plaisir dans l'effort lui-même, dans le chemin plutôt que dans le résultat final.
Dans cette quête, l’intensité de la motivation intrinsèque peut faire la différence. Comme l’explique Mihaly Csikszentmihalyi dans son concept de "flow", les athlètes qui atteignent un état de concentration intense, où ils sont totalement immergés dans l’action, trouvent leur énergie dans la tâche elle-même, oubliant parfois la douleur et l’épuisement.
Souffrir pour grandir, ou la dimension psychologique de l’Ultra-Trail
Si la motivation repose en partie sur des mécanismes neurologiques, elle trouve aussi sa force dans des enjeux psychologiques plus profonds. Pourquoi, dans un monde où tout semble être fait pour éviter la souffrance, certains choisissent-ils de s’y confronter volontairement, encore et encore ?
La réponse réside peut-être dans ce que Viktor Frankl appelait la "volonté de sens". Dans l’ultra-trail, la souffrance devient un outil de transformation, un moyen de donner du sens à l’existence. L’épreuve physique se transforme en un voyage intérieur, où chaque pas, chaque souffle devient une métaphore de la vie elle-même.
Comme le disait Nietzsche, « celui qui a un pourquoi pour vivre peut supporter presque n’importe quel comment ». L’ultra-trail, avec ses difficultés et ses imprévus, reflète cette vérité fondamentale : c’est en trouvant du sens dans l’effort que nous parvenons à surmonter les obstacles.
De plus, la psychologie moderne souligne l'importance de la résilience. Les coureurs d’ultra-trail, en se confrontant à la douleur et aux épreuves, développent des mécanismes d’adaptation qui leur permettent de rebondir face à l’adversité. C’est cette capacité à transformer la douleur en force, à utiliser les échecs comme des tremplins, qui caractérise les athlètes de longue distance.
Le Cerveau sous pression : Ce que disent les Neurosciences
Les neurosciences apportent un éclairage fascinant sur la manière dont notre cerveau gère la souffrance et la motivation dans des situations extrêmes. Des études sur les athlètes d'endurance montrent que le cerveau humain est capable de s’adapter à des niveaux de fatigue et de stress extrêmes. Le cortex préfrontal, responsable de la prise de décision et de la planification, joue un rôle crucial dans la gestion de la motivation à long terme, tandis que l’amygdale, liée à la gestion des émotions, aide à surmonter les moments de peur et de découragement.
Par ailleurs, la plasticité cérébrale permet de renforcer les circuits de la motivation par l’entraînement mental. En répétant des efforts intenses, les coureurs d’ultra-trail modifient littéralement la structure de leur cerveau, augmentant leur capacité à résister à la fatigue et à la douleur. C’est un processus que Kent Berridge et Morten Kringelbach ont exploré dans leurs travaux sur le circuit de la récompense et la motivation comportementale.
À force de vouloir se dépasser, ne prend t’on pas le risque de se perdre de vue ?
Conclusion : Une danse subtile entre désir, envie et motivation ?
Ainsi, l’ultra-trail ne se résume pas à une simple épreuve physique. C’est une danse complexe entre le désir, cette force profonde qui nous pousse à nous dépasser, l’envie, ce souffle court qui nous porte dans les moments de doute, et la motivation, ce moteur invisible qui nous permet de persévérer malgré la fatigue et la douleur.
Mais au-delà de ces dynamiques individuelles, l'ultra-trail est une quête de sens, un cheminement intérieur où la souffrance devient un passage nécessaire vers la transformation personnelle. En intégrant une perspective phénoménologique, on peut comprendre l’ultra-trail comme une expérience radicale du corps. Loin d'être une simple machine à performer, le corps devient ici un lieu de révélation, un espace où l’on redécouvre ses limites, ses vulnérabilités, mais aussi sa capacité à les transcender.
Comme le souligne Olivier Haralambon dans "Un corps d'homme", le vieillissement et les transformations du corps ne sont pas seulement des déclins physiques, mais des mouvements vers une nouvelle compréhension de soi. C’est dans ces moments où le corps semble faillir que l’esprit trouve un terrain d’expression unique, où l’effort physique se transforme en expérience spirituelle.
Le Tor des Géants et d’autres courses mythiques comme l'UTMB ou le Grand Raid sont bien plus que des défis sportifs. Ils offrent à chaque coureur l’occasion d’une véritable exploration intérieure, où la souffrance devient une forme de liberté, une manière de se confronter à l’absurde et de transcender la banalité du quotidien. Et comme le disait Albert Camus, « il n’y a pas de destin qui ne se surmonte par le mépris ».
Ces épreuves rappellent que, même dans la souffrance, nous avons toujours le pouvoir de choisir comment y réagir. C'est ainsi que ces courses deviennent des quêtes existentielles où le corps et l’esprit se rencontrent pour révéler l’essence même de ce que signifie être humain.
Cependant, cette recherche intense de dépassement peut poser une question cruciale : à force de vouloir se transcender, ne risque-t-on pas de se perdre de vue ?
Un prochain article se penchera sur le versant plus sombre de cette quête, où la pratique sportive, au lieu de libérer, peut parfois emprisonner. En effet, certaines personnes basculent dans une dépendance à l’effort physique, un phénomène connu sous le nom de bigorexie. Cette forme d’addiction, souvent liée à la recherche perpétuelle de performance, peut entraîner des comportements destructeurs. Blessures, isolement social, et même transitions vers d'autres formes de dépendances sont des risques bien réels.
Comme tout médicament puissant, le sport a ses effets bénéfiques, mais il comporte aussi des risques indésirables, et il convient d'aborder la question avec prudence. La frontière entre dépassement de soi et addiction est mince, et il est essentiel de maintenir un équilibre sain entre la quête de sens à travers le sport et la préservation de son bien-être physique et mental.
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